Carte tirée de Artefacts of Excavations indiquant l’emplacement de musées possédant des objets du patrimoine égyptien.

Le patrimoine dispersé de l’Égypte; rapatriement contre frontières

Mohamed Serageldin

À l’échelon international, on accorde de plus en plus d’attention aux demandes de rapatriement. Dans Portés à l’action, on nous enjoint : « N’attendez pas, rapatriez! », tandis que des efforts concertés et des appels à l’action exigent la restitution d’objets du patrimoine culturel figurant dans des collections d’anciens empires coloniaux européens.

Les musées ont joué un rôle essentiel dans la justification idéologique de la colonisation, étant des lieux où l’archéologie et des domaines adjacents exhibaient le statut autoproclamé des administrations coloniales, qui se voulaient les mécènes des artefacts des sujets coloniaux et, plus généralement, de leur patrimoine.

Un de ces domaines adjacents, l’égyptologie, est né à la fin du XVIIIe siècle avec l’invasion de l’Égypte par Napoléon Bonaparte. Tout au long du XIXe siècle, l’Égypte est devenue plus accessible pour les savants et les pilleurs européens (c’étaient souvent les mêmes), et un nombre incalculable d’artefacts ont été emportés d’Égypte.

Ce pillage a eu des répercussions jusqu’à aujourd’hui, que l’on songe notamment à la rupture entre l’histoire de l’Égypte ancienne et l’histoire des Égyptiens contemporains.


Extraits de la série de bandes dessinées El ‘osba (La Ligue) créée par John Maher et Ahmed Raafat, album intitulé « The Search for Horus-man » (À la recherche d’Horus-homme).


Dans le cadre de leur projet Artefacts of Excavation [Artefacts de fouille], Heba Abd El-Gawad et Alice Stevenson, de l’Institut d’archéologie de l’University College London, cartographient numériquement les objets provenant de fouilles britanniques actuellement conservés dans 320 établissements de 26 pays. La plupart de ces artefacts proviennent des fouilles réalisées par Flinders Petrie, un égyptologue britannique. Surnommé le « père de l’égyptologie », Petrie a effectué des dizaines de fouilles archéologiques dans l’ensemble de l’Égypte et de la Palestine, à la suite desquelles des milliers d’artefacts égyptiens ont été expatriés en vertu de la politique de « Partage ». Conçue en partie par Petrie en 1883, celle-ci permettait à des archéologues étrangers de s’emparer librement d’objets patrimoniaux considérés par les responsables des musées de l’Égypte occupée par les Britanniques comme des « doubles » d’objets dont ils ont eu le premier choix, et de les exporter.

Comme dans le cas de la plupart des communautés qui ont été séparées des manifestations physiques de leur patrimoine culturel, on observe une perte personnelle et une réaction subséquente. Egypt’s Dispersed Heritage : Multi-directional storytelling through comic art [Le patrimoine dispersé de l’Égypte : La narration multidirectionnelle par la bande dessinée] a été conçu dans la foulée d’Artefacts, pour documenter les sentiments et les griefs historiques des Égyptiens modernes par rapport à la dispersion de leur patrimoine et l’incidence de celle-ci sur leur existence.

Dans le cadre du programme, ils ont traduit toutes les données d’Artefacts of Excavation en arabe égyptien, et commandé à des romanciers graphiques égyptiens la création de séries de bandes dessinées en ligne qui abordent des questions patrimoniales litigieuses : l’exposition de restes humains momifiés, l’eugénisme, le pillage et la destruction. Ces efforts sont guidés par ce que les chercheurs appellent une « approche axée sur l’être humain », qui priorise la recherche d’information auprès de communautés autochtones et la participation active des membres de ces communautés au travail de conservation, au lieu d’accorder la priorité aux compétences et aux récits provenant des universités ou de l’État.

Heba Abd El-Gawad attribue l’origine de cette approche au « sentiment que le lien que les Égyptiens ont tendance à avoir avec l’Égypte ancienne est empreint de défaitisme comme si nous n’étions pas capables de sauvegarder notre propre patrimoine ». Elle n’hésite pas à voir la racine de cette attitude dans le fait que l’égyptologie a été par le passé un domaine hors d’accès pour les Égyptiens.

« L’Égypte ancienne est généralement perçue comme étant incontestée ou non revendiquée. C’est une culture orpheline. Nous [les Égyptiens] n’avons pas le droit de la revendiquer. Nous ne sommes pas considérés comme la communauté source ou comme des Autochtones », allègue-t-elle.

Extrait de la série de bandes dessinées Shubeik Lobeik créée par Deena Mohamed.


L’attitude que décrit Heba Abd El-Gawad est peut-être mieux reflétée dans les écrits d’un grand passionné d’égyptologie, Sir Evelyn Baring, Lord Cromer, le premier haut-commissaire en Égypte après son occupation par les Britanniques en 1882 – effectivement l’homme chargé d’assurer et de légitimer l’occupation coloniale britannique. Dans Conflicting Antiquities: Egyptology, Egyptomania, and Egyptian Modernity [Conflictuel Antiquités : l’égyptologie, l’égyptomanie et la modernité égyptienne], d’Elliot Colla, Lord Cromer est présenté comme « faisant souvent des comparaisons entre la gouvernance de l’Égypte ancienne et celle de l’Égypte moderne pour justifier l’autorité britannique sur l’Égypte », laissant entendre que « l’Égypte ne sait pas comment prendre soin de son patrimoine national, et [qu’]en fait les Égyptiens modernes menacent ce patrimoine; [et qu’]avec une intervention de l’extérieur, l’Égypte ancienne pourrait être protégée des Égyptiens modernes; l’Égypte moderne pourrait être gouvernée avec sagesse et voir sa grandeur restaurée. »

Bien que toute influence britannique sur la gouvernance de l’Égypte ait pris fin de facto en 1956 avec la nationalisation du canal de Suez, l’attention accordée aux récits coloniaux sur les artefacts égyptiens dans les musées occidentaux doit encore être radicalement contestée par les autorités égyptiennes au-delà des rares, mais de plus en plus nombreuses, demandes de rapatriement d’objets dispersés, et tout récemment de la pierre de Rosette. Bien que certains efforts de rapatriement aient été faits ces dernières années, par exemple la restitution à l’Égypte par le Metropolitan Museum de New York de 16 de ses 26 000 artefacts égyptiens en 2022, ces efforts ont été mineurs. Il faut noter que des parties fondamentales de la collection égyptienne du MET ont été acquises en vertu de la politique de Partage.

Le tourisme, et donc le patrimoine, est une des sources principales du revenu national de l’Égypte, ce qui oblige à répéter les récits d’une « Égypte ancienne » déconnectée omniprésents en Occident.

L’appellation « ministère du Tourisme et des Antiquités » est sans doute révélatrice, mais il y a des témoignages plus éloquents de cette situation, et notamment la construction par l’État du Grand Musée égyptien et l’exposition Art d’Égypte. Le premier, qui doit ouvrir ses portes en novembre de cette année, est le fruit d’un investissement d’un milliard de dollars américains, dont 75 % proviennent de dettes envers le Japon, dans un pays dont la dette extérieure s’élève à 156 milliards de dollars et dont le taux de pauvreté est de 27,9 %. L’exposition, qui partage son nom avec une firme privée ayant des liens avec le gouvernement et d’importants partenariats avec des entreprises, présente des œuvres d’art abstraites, formalistes et axées sur le design (surtout étrangères) sur des sites patrimoniaux égyptiens, reliant le passé au présent créateur.

Bref, le problème est double : d’un côté, l’État souhaite profiter du patrimoine égyptien, lésant les Égyptiens d’aujourd’hui ce faisant, et d’un autre côté, l’égyptologie et les musées occidentaux continuent de revendiquer l’histoire de l’Égypte ancienne comme la leur, perpétuant de ce fait une dangereuse distinction entre la grandeur des anciens et la médiocrité des modernes.

De quelle façon les musées canadiens contribuent-ils à cet état de fait persistant? Artefacts a identifié dans nos propres collections et modules d’exposition des milliers d’artefacts égyptiens provenant de fouilles britanniques, dont la plupart se trouvent dans cinq des plus grands musées canadiens. La majorité de ces collections proviennent également des fouilles de Petrie. Bien que notre secteur muséal continue de se détourner des schémas coloniaux, il est peu tenu compte de la portée de nos efforts en vue de la réconciliation hors des frontières du Canada.

Illustration de Moira Adel pour Egypt’s Dispersed Heritage, comportant une photo d’archives tirée de Artefacts of Excavation de la statue d’une reine égyptienne anonyme trouvée à Deir El Bahari, en Égypte


La plupart des objets patrimoniaux égyptiens que possède le Canada sont entreposés ou servent uniquement à des fins académiques. Sinon, les objets égyptiens exposés dans les musées canadiens le sont normalement selon des récits égyptologiques importants reproduisant un narratif de grandeur.

Ironiquement, une partie de l’inspiration vient de l’intérieur. Alice Stevenson indique que leur approche dans Dispersed Heritage a été en partie influencée par « les démarches communautaires de rapatriement entreprises à Haida Gwaii. Cela m’a poussé à me demander à qui ils [les objets] appartiennent et comment ils sont arrivés ici. » Reconsidérer la propriété non seulement des objets patrimoniaux, mais également des récits créés autour d’eux, souligne le caractère subversif de l’approche des chercheurs à l’égard des pratiques de conservation avant, pendant et après le rapatriement.

Dans leurs efforts à l’égard du rapatriement, les musées devraient tenir compte de cette histoire commune de violence coloniale qui concerne l’ensemble des peuples autochtones. Une « approche centrée sur l’être humain » constitue un modèle qui oblige les musées à mettre le savoir autochtone et l’implication communautaire au centre du processus de rapatriement, ainsi que, plus généralement, des pratiques de conservation. Tout comme le rapatriement contrebalance le déplacement géographique des objets patrimoniaux autochtones, l’adoption d’une « approche centrée sur l’être humain » pourrait pareillement contrebalancer le déplacement discursif du patrimoine des communautés autochtones. Ce modèle pourrait étendre les répercussions positives du rapatriement au-delà des limites imposées par les frontières nationales à la solidarité universelle face à la souffrance humaine – notamment la souffrance causée par le déplacement forcé du patrimoine. M

Je tiens à remercier Heba Abd el-Gawad et Alice Stevenson d’avoir pris le temps de discuter de leur travail avec moi, me permettant ainsi de mieux comprendre les sujets abordés dans le présent article.

Mohamed Serageldin est agent des communications à l’Association des musées canadiens. Passionné de culture, Mohamed, dans son temps libre, est rédacteur en chef adjoint du magazine de critique littéraire The Vermin.

Pour en savoir plus

  • Heba Abd el Gawad et Alice Stevenson « Egypt’s dispersed heritage: Multi-directional storytelling through comic art », Journal of Social Archaeology, (2021.
  • Mark Trumpour et Teresa Schultz, « The ‘Father of Egyptology’ in Canada », Journal of the American Research Center in Egypt, (2008).
  • Elliot Colla. Conflicting Antiquities: Egyptology, Egyptomania, and Egyptian Modernity, Duke University Press (2007).
  • Mariam Elnozahy. « Forever is now, exposition sur l’art d’Art d’Égypte », Mada (20 octobre 2021).
  • Ehaab Abdou. « Reconciling Egyptians with their ancient past? », Mada (21 décembre 2018).

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